Maman est partie

Ma maman m’a abandonnée deux fois.

La première fois, j’avais six ans. Elle est sortie de notre maison du chemin Rivière-Verte avec une petite valise bleue. Je pensais qu’elle partait en exploratrice. Je l’imaginais assise dans un traineau à chiens en Norvège, comme dans l’album illustré que ma tante Francine nous avait rapporté de la Laponie.

Je n’ai jamais reçu de carte postale avec des huskys dessus. Elle n’a pas pris l’avion. Elle a mis ses souliers à talons et est partie habiter dans un studio en bas de la rue Lebel, à trois minutes à pied.

Je n’ai pas su tout de suite qu’elle avait fui si proche, juste à côté de la taverne où elle allait travailler après souper. Le jour où je l’ai compris, c’était probablement le jour de cette photo. J’étais trop petite pour m’en souvenir aujourd’hui, mais papa se souvient que j’avais obtenu une autorisation spéciale pour apporter ma poupée hydrocéphale dans la classe de sœur Suzanne parce que mes parents venaient de se séparer.

À l’époque, une maman, ça ne partait pas. Encore aujourd’hui, ça ne part pas souvent. L’imperturbable sœur Suzanne avait dû trouver ça triste.

Maman, dans son désir de ne rien faire comme les autres, est partie en laissant trainer derrière elle le fil qui nous liait. Ce cordon intangible et invisible, censé rattacher une mère et le fruit de ses entrailles, elle l’a lâché. Comme une guirlande qu’on laisse pendouiller tristement après une fête gâchée par la pluie.

Après, j’ai vécu ma vie comme ça. Sans en faire de cas. En hébergeant, à l’insu de tout le monde, une grosse boule de tristesse à l’intérieur de mon ventre.

Elle était proche, mais nous étions loin.

Je fondais toujours un fol espoir en ces dimanches matins, où elle devait passer me prendre avec ma sœur pour aller jouer chez elle, découper des robes dans des magazines de mode, manger ces mets chinois que papa ne nous cuisinait pas, envier sa beauté quand elle se balayait les joues de rose, admirer sa façon désinvolte d’allumer sa cinquième cigarette en pinçant ses lèvres graissées de nacre.

Après des heures passées à la guetter, à l’attendre, un coude sur le rebord de la fenêtre, j’allais me changer les idées.

De dimanche en dimanche, de déception en déception, j’ai échappé moi aussi ce cordon, que les psychologues appellent « attachement ». Un jour, j’ai décidé que je n’allais pas vivre en laisse avec une maitresse qui ne voulait pas de moi.

À partir de là, j’ai mené ma vie comme ça. Sans qu’on s’appelle pour se donner des nouvelles. Sans guetter son arrivée. Sans espérer qu’elle assiste aux grands moments de ma vie. Si elle y était — à mon bal de finissants, par exemple —, j’étais contente. Mais je ne me nourrissais plus d’attentes.

 

À mon bal de finissants, distantes.

 

Elle menait sa vie, parallèle à la mienne. Deux lignes sinueuses qui se rapprochaient ou s’éloignaient, par intermittence, selon les circonstances, mais qui ne se touchaient jamais au point de se fondre en une. Une espace fine restait toujours entre les deux droites. Ma zone de protection. Et la sienne.

Il y a trois ans, mon retour en région, après presque vingt ans d’errances, offrait l’espace pour un nouveau chapitre, un nouveau départ.

J’étais enceinte. Elle était émue.

L’espoir est revenu au galop. J’ai pensé qu’elle rachèterait son absence, ses errances, en couvrant d’attentions ma fille, sa petite-fille, celle qu’elle appelait affectueusement sa Bouclette avant même que ses cheveux poussent. Elle m’appelait souvent. Passait même me voir. Me racontait la fois où j’avais présenté mon premier caca dans le pot au laitier, l’autre fois où j’avais failli me noyer dans la cour du terrain de jeux, mes petits bobos qui l’avaient inquiétée, les tours que j’aimais jouer.

C’était nouveau.

J’avais envie de baisser la garde, de revenir en arrière et de reprendre le fil à deux mains.

Puis, un soir, après une ronde d’examens qui a duré des mois, elle m’a annoncé qu’elle avait le cancer. Poumon. Stade 4. J’ai perdu le souffle. La boule est revenue s’installer.

Par choix, elle ne subirait aucun traitement. Elle avait assez souffert. Elle ne voulait pas rajouter de couche à sa vie déjà lourde.

J’ai cru que l’imminence de son départ l’amènerait à m’expliquer ses choix, à me raconter la route qu’elle avait choisi d’emprunter. J’ai attendu, et ce n’est pas venu.

Au cinquième étage de l’hôpital, elle a fui avec ses mystères. Avant que son médecin ne mette en branle son plan d’évacuation de ce monde et qu’elle parte enfin en exploratrice, sans ses souliers, je lui ai dit deux mots. Elle m’a retourné les deux mêmes. Ces « je t’aime » échangés aux côtés d’un soluté m’ont probablement sauvée. Son incapacité à les exprimer avant l’a peut-être tuée. Je ne sais pas.

La deuxième fois que maman m’a abandonnée, c’était le 18 mars 2018.

Aujourd’hui, elle est loin, mais nous sommes proches. Qu’elle soit proche ou loin, une maman, ça finit toujours par partir.

Et ça fait mal.

 

 

 

 

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Les commentaires Commentez vous aussi
  1. Je suis émue. Tellement un beau texte si personnel. Merci de nous partager l’histoire de cette relation qui n’a pas toujours été facile. J’en apprends encore un peu plus sur toi et comprends que le deuil ne doit pas être facile. Gros calin xxx

  2. Hey misère quel beau texte Laura. Émouvant, incompréhensible et en même temps il vous reviens en pleine face, on ne sais pas pourquoi et pourtant on se voit un peu dedans… C’est vrai qu’il existe une seule vérité, moi je n’ai pas pu lui dire je t’aime avant qu’elle parte…c’est dur même après 37 ans… 37 ans est l’âge de ma grande fille…. Hâte de te relire, câlins ?

  3. Ouffff tellement profond et émouvant wow je ne voulais pas que ca finisse merci de nous avoir partagé ces moments douloureux que des petits enfants ne devraient jamais devoir subir. Etk elle doit être bien fière de ses bouclettes

  4. Très beau texte, Laura, comme toujours, mais si personnel et empreint de maturité gagnée durement. J’ignorais tout de ton histoire, et ca me touche. Mes sympathies mon amie xx

  5. Mes sincères sympathies Laura ,et a Julie aussi.
    Je sais très bien que ca n’a pas été facile, j’en ai été témoin plusieurs années.

    1. Merci beaucoup Eddy.
      Merci d’avoir été là pour moi pendant des années, à me soutenir quand je vivais des périodes difficiles dans ma relation avec ma mère. Je sais que ça n’a pas dû être facile pour toi.

  6. Une histoire très personnelle, une histoire qui fait de toi la fille merveilleuse et curieuse que tu étais déjà petite et qui est resté à ce que je vois.
    Isabelle de la rue Principale ( côté Riviere-Verte ? )

  7. Ouf! Tu m’as fait pleurer ce matin. C’est si bien écrit. Malgré ce grand manque dans ta vie, tu es devenue une femme inspirante et une maman attentionnée. J’ai beaucoup pensé à Julie et toi les dernières semaines, j’espère que vous allez bien. Xx

  8. Très beaux texte… je ne peux pas en écrire plus que ça, j’ai trop de larmes qui m’empêche d’écrire et des émotions qui remontent à la surface…

  9. Très beau texte, Laura que je ne connais pas. Mais je connais Julie que j’aime beaucoup. Je suis très touchée par cette enfance difficile et je comprends mieux cette réserve dans la douceur et la voix qui tremble parfois. Merci « AGIR AUTREMENT » qui m’a fait te connaître.

  10. Ayant eu une maman qui est partie vivre dans un autre pays en me laissant avec mon père inconnu lorsque j’avais 9 ans, j’ai braillé! Mais même sans ça ton écriture m’aurait touché. Merci c’était libérateur et inspirant. Très belle plume tu as!

  11. Je comprends maintenant tes larmes de la semaine dernière… Je ne savais pas tout ça… Mes sympathies à toi et à Julie. Vous êtes deux femmes que je connais peu, mais suffisamment pour vous savoir formidables. Bravo à vous deux pour vos belles réalisations respectives!
    xxxxxxxx

  12. C’est une histoire touchante Laura. Merci d’avoir eu le courage de plonger dans ces souvenirs. Après avoir lu ce texte, j’ai la certitude que tu es une super maman. Je t’embrasse xx

    1. Merci, Mireille! Tu comprends pourquoi j’ai attendu si longtemps avant d’avoir un enfant. Aujourd’hui, je sais que c’est la plus belle chose que je pouvais faire. Pour moi et pour ma mère. xxx

  13. Mes condoléances Laura et Julie! Je ne savais pas…
    Laura,
    Je lis, relis et ‘’ re-relis’’ : « MAMAN M’A LAISSÉE…» et ton histoire me touche profondément même si je la connaissais en partie, de Julie. Pas facile à vivre pour des petites filles! Puissiez-vous être entourées d’amour pour combler le gros manque que vous avez vécu! Amitiés à vous deux XXX

  14. Chère Laura. .. Je suis désolée et touchée. Des mots empreints d’une justesse, d’une tendresse, d’une sagesse. Une grande force tranquille émane de ces lignes. Ta « bouclette  » a de la chance que tu aies sauté dans l’aventure de la maternité.

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