Ne jamais dire jamais

J’avais toujours dit jamais.

La première fois, j’avais 16 ans, un toupet au carré et bien des croûtes à manger. Je partais étudier au Cégep de Jonquière. Grosse affaire. Je quittais Rivière-du-Loup, ville de taille modeste, pour une autre ville de taille modeste, où l’attrait touristique le plus populaire auprès des collégiens excités par leur nouvelle liberté était une discothèque décorée par un taxidermiste. (Croyez-moi, danser pompette à côté d’un ours empaillé, ça fait dégriser la demoiselle !)

Je m’en allais vivre dans une résidence double où tout était simple (le lit, le rond de poêle, la vie) et je savais déjà que je ne reviendrais pas sur mes pas. C’était clair. Aussi clair que la vue de l’autre côté du fleuve quand on descend la côte Saint-Pierre par une sèche journée d’hiver.

 

C’est la première fois que je décidais que je ne reviendrais jamais à Rivière-du-Loup. Au grand jamais.

 

Dans l’ordre, j’ai habité à Sherbrooke, Longueuil, Paris, Limoges, Montréal et (encore) Sherbrooke.

Dix années sont passées. Puis, quinze.

Je ne pourrais pas expliquer pourquoi le vent poussait mes fleurs dans le sens contraire de mes racines, pour emprunter l’expression de Dany Laferrière décrivant son exil dans un récit magistral. Peut-être parce que le froid de l’Est, même s’il fendait les pierres, ne réussissait pas à geler mes plaies qui s’y étaient ouvertes. Peut-être, comme la plupart de mes amis gonflés par l’ambition de leurs 20 ans, je me voyais réussir. Et la réussite ne pouvait pas s’obtenir dans une ville que les Montréalais échouent à situer sans leur application GPS (« Rivière-du-Loup, c’est en banlieue de Val-d’Or, non ? »). Surtout en journalisme, où le succès passait obligatoirement par une couverture des bouchons à l’heure de pointe ou sa face trop maquillée dans le même plan que Pierre Bruneau.

À cet âge, il était également bien vu, dans les cercles cool dont je me réclamais, de médire sur tout ce qui se grouillait à plus de 100 kilomètres carrés de la rue Sainte-Catherine.

Je n’allais donc pas revenir à Rivière-du-Louche.

Alors, j’ai réalisé mon plan. J’ai réussi. Pas à Montréal, mais dans une ville avec une université, des transports en commun, une équipe de hockey junior, des sans-abri, des films qui sortent en même temps qu’ailleurs, des boutiques qui vendent les vêtements annoncés dans Elle Québec, des restaurants dont les chefs tatoués cuisinent des röstis à la télé. Une vraie ville.

Je revenais à Rivière-du-Loup à intervalles réguliers, pour donner signe de vie, pour que papa ne me trouve pas trop changée. Mes allers-retours se sont lentement espacés. J’avais de moins en moins d’amies avec qui aller me sentir vieille au Kojak. Mes BFF du secondaire étaient toutes parties, comme moi, en se barbouillant un gros « jamais » en fluo dans le front, dressant un doigt d’honneur aux démographes qui sonnent l’alarme de l’exode.

 

Puis, un de ces beaux soirs d’été sur la terrasse de la Petite Gare, un de ces samedis où je ne me sentais pas trop matante, une rafale a soufflé.

 

Le train n’a pas sifflé avant de me happer. Mon kick de première secondaire sifflait une bière. Mon troisième gin tonique lui a souri. Une demande d’amitié Facebook a suivi. Et le reste tient de la magie.

Sans chercher à voir plus loin que le lendemain, j’ai donc commencé à rapprocher mes escapades sur la 20. J’avais beau avoir des ailes et ma Yaris, un aileron, nous avions toutes les deux la langue à terre. Beau temps, mauvais temps, nous avalions 800 km deux fois par mois.

Un an. Deux ans. Le jamais était encore là. La relation à distance palpitait. Trois ans. Quatre ans. Le jamais était encore là. Mais, sournoisement, l’ennui commençait à lui souffler dans le cou.

Quand même, je n’étais pas pour démissionner de mon emploi béton pour aller me refaire au paradis de la tourbe. Je n’allais pas tourner le dos à mon poste de journaliste culturelle, à des tête-à-tête avec James Blunt et Claude Legault pour aller chiller avec Loupi au parc Blais.

Pour moi, qui me retournait au surnom de « Fashion Lo », qui était abonnée aux premières, aux vernissages, aux défilés et autres coquetels dînatoires (hum, les bouchées de chèvre chaud…), retourner à RDL, c’était carrément me réduire à néant, accepter un rôle de figurante dans Les belles histoires des pays d’en haut.

C’était ralentir le flot, dans une vie qui valorise l’accélération. C’était sauter de l’avion en classe affaires pour aller pédaler en trottinette.

Ce n’était finalement peut-être pas si bête.

Et si je pouvais éviter le dérapage ? la tête dans le mur ? Et si je pouvais vivre en regardant le paysage ? Non plus en étant obsédée par la destination, qui n’arriverait peut-être jamais ?

 

Un jour, je ne sais plus trop lequel, j’ai décidé de plonger. De piler sur mon orgueil, de ravaler mon « jamais » et de me jeter dans le vide, avec l’amour comme seul coussin pour amortir la chute.

 

Je suis revenue à Rivière-du-Loup, avec mon chat, mon linge et… une coccinelle dans le ventre.

J’ai ralenti. Et j’ai réalisé que ça faisait du bien.

J’ai réalisé que la personne la plus arriérée, c’était probablement moi, pour avoir nourri des préjugés sur ce que je ne connaissais pas, sur ce que je ne connaissais plus.

Non, mes amies ne sont pas revenues. Oui, les films à Oscars arrivent toujours avec un mois de retard (quand ils arrivent !). Mais c’est beau, ici. Les gens ne sont pas étourdis.

Je vous écris de ma maisonnette avec une presque vue sur le fleuve. Je suis ici. Pour longtemps. J’ai envie de dire toujours. Mais il vaut mieux de ne pas toujours dire toujours.

Parce que dans le fond, on ne sait jamais…

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Les commentaires Commentez vous aussi
  1. Gilles Vigneault a dit quelque chose comme: «On dit beaucoup de mots, on fait beaucoup de choix, (…), on fait beaucoup de pas pour revenir apprendre qu’on s’en allait chez soi.»
    Je suis retourné dans ma Mauricie natale. Mais j’aime dire que je garde aussi mes «nouvelles racines» estriennes.

  2. Bonjour Laura,

    Félicitations pour ton nouveau site.
    Je te souhaite tout le succès que tu mérites.

    Très bon texte.
    Tu as une plume délicieuse dont je m’ennuie…

    Gilles xx

  3. Merci Laura! C’est doux de te lire… C’est un superbe projet. Je serai une lectrice avide de tes futures publications!
    Feu mon grand-père Louis-Philippe, s’étant exilé de son petit village de Price pour s’installer dans la grande ville de Rivière-du-Loup, disait toujours parlant de la vie:  » Je ne sais rien, mais je sais qu’on ne ne sait jamais. » Il avait pris ses mots de Jean Gabin et le répétait à chacune de nos virées en terre louperivoise.

  4. Quel beau texte! Sache que quand t’auras envie de voir un peu plus de goudron, tes amies de Québec seront toujours là pour t’accueillir ?

  5. Merci Laura d’avoir exprimé en mots ce que nous avons ressenti en émotions au moment de prendre la décision de revenir à la maison…

  6. Très contente que ton jamais ait fait un virage à 180 degrés, qu’un jour on se soit croisé et que je puisse maintenant lire ta si agréable plume! Merci ?

  7. Wow!!! Quelle belle plume tu as! Vraiment touchant et inspirant de lire ton histoire, étant moi-même native d’un petit village du Bas-St-Laurent. Mes hommages belle Laura! Bravo et longue vie à Ma Lafontaine!

    La maman de ton ancien collègue à La Tribune et ami, David B.

    1. Quel honneur de recevoir un message de la maman d’un si bon blogueur et rédacteur! Continuez de me suivre, ça gardera votre coeur plus près de votre terre natale (Saint-Hubert, si je ne me trompe pas…) 🙂

  8. Wow!
    Je suis partie de Rivière-du-Loup en 1999 en disant aussi « jamais ». Quel hasard que je tombe sur ton texte car curieusement, récemment, pour la première fois en 18 ans, j’ai dit « peut-être »…
    Ta très belle et très touchante écriture me donne encore plus le goût d’y retourner.
    Bravo!

  9. Étant Louperivois de souche, ayant travaillé à Ottawa, Vancouver, Montréal, Boston, je suis très touché et agréablement surpris par la grande qualité du texte et surtout, par la belle exactitude des sentiments !

    Je n’ai jamais dit « jamais » a un retour à Rivière-du-Loup, cette belle ville que des amis vignerons Français de l’œnologue Yanick Beaulieu du resto Chez Antoine ont qualifiée de « petite Côté d’Azur » du Québec…! Cette dame qui s’étonnait qu’on ne donne pas la juste appréciation de ces vues du fleuve à couper le souffle, de ces couchers de soleil « à trois bouteilles de rosé » qualifiés de parmi les plus remarquables du monde, selon le très sérieux National Geographic Magazine !

    Alors, oui, je retourne souvent au Bas-du-Fleuve pour me ressourcer d’air frais, de beautés naturelles que sont le fleuve, les villages et villes encore humaines, et, surtout de la chaleur des amitiés toujours vivantes de la région…??✨

  10. C’est vraiment plaisant de te lire et je ne serais pas surprise qu’un jour j’aie entre les mains un beau livre tout chaud de ta plume….

    Bravo Laura.

  11. Laura,
    J’ignorais tout de ton histoire. Quel parcours! Mais, ce qui m’a envoûté tout d’abord fut ta plume car c’est par elle que je t’ai connue. Puis, il y eu la rencontre qui fut à la hauteur de la beauté, la fraîcheur et la simplicité des mots et de l’esprit littéraire unique qu’est le tien. Tu m’as conquise par la beauté de ton Être vrai, bienveillant et ô combien rafraîchissant.
    Ce qui t’a ramené à tes racines n’est rien d’autre que ce que tu es: une femme de cœur. Merci de nous partager ton grand talent.

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